Les activités humaines ont réchauffé le climat à un rythme sans précédent et les changements récents sont généralisés et s’intensifient. Ce sont les conclusions du dernier rapport[1] du GIEC[2]. Bien que cela donne le vertige, nous pouvons encore agir.
Entretien avec Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et co-présidente du premier groupe de travail du GIEC.
Qu’est-ce que ce nouveau rapport a mis en évidence de plus que les précédents ?
C’est assez difficile de résumer une telle somme de connaissances, mais je dirais qu’il y a deux points à retenir.
Tout d’abord, au niveau du climat global, nous avons une meilleure compréhension des processus qui s’appuient sur de nombreuses sources d’informations. On arrive à combiner ce qu’on apprend des climats passés, des observations actuelles, de chaque boucle amplificatrice ou stabilisatrice et les travaux de modélisation de physique.
Ainsi, nous avons une meilleure compréhension du bilan d’énergie de la Terre et de la montée du niveau des mers à l’échelle planétaire. C’est une avancée !
De plus, nous connaissons mieux la manière dont le réchauffement dépend des rejets de gaz à effet de serre… C’est ce qu’on appelle la notion de sensibilité du climat : de combien le climat se réchauffe en surface, quand on double par exemple la teneur en CO2.
Autre nouveauté, l’information climatique à l’échelle régionale. En effet, selon où l’on vit dans le monde, les changements climatiques observés sont différents et les caractéristiques à venir sont propres à chaque région.
Dans ce rapport, nous montrons les tendances annuelles, saisonnières, des extrêmes de chaleur, des pluies torrentielles, des sécheresses, la proportion des cyclones intenses… On évalue aussi le rythme de la montée des mers qui dépend de la région. Nous fournissons cette information sur les dernières décennies et pour les évolutions futures grâce à un nouvel outil, un atlas interactif. Il permet de récupérer les données accumulées, de les analyser et de les visualiser sur des cartes en zoomant sur de grandes régions du Monde.
Ces analyses plus fines sont possibles grâce au progrès technologique ?
On utilise tout pour élaborer une telle publication : les reconstitutions des variations passées du climat qui se basent sur un travail de terrain et des observatoires. On a aussi besoin des observations depuis l’espace. Elles sont importantes pour évaluer le bilan d’énergie de la Terre, le rôle des nuages et des particules de pollutions. Sans oublier les outils de modélisation aux échelles globale et régionale.
Nous nous sommes appuyés sur 14 000 études scientifiques dont les éléments ont été passés en revus de manière critique. C’est un travail qui s’appuie sur le progrès des connaissances construit depuis des années partout dans le Monde.
La préparation de ces rapports fait l’objet de débats vifs ! Nous discutons de ce qu’on connaît et de ce qu’on ne connaît pas… Pour en dégager un état des connaissances.
On examine ce qui est robuste, ce qui est nouveau, ce qui est potentiellement important mais pour lequel nous avons besoin de davantage d’éléments. On explore aussi pourquoi parfois des résultats sont incohérents, c’est-à-dire des controverses scientifiques. On décrit les limites des connaissances ; c’est pourquoi on associe à chaque conclusion un degré de confiance.
Votre rôle est d’informer, pas de soumettre de recommandations. Le GIEC ne propose donc pas de solutions aux décideurs ?
Dans les rapports du groupe 1, nous faisons le point sur le climat. Nous analysons comment il a varié dans le passé, comment il varie aujourd’hui et nous nous interrogeons sur ce que l’on comprend de chaque processus y compris le cycle du carbone, mais aussi des points de bascule. Enfin, nous étudions les informations scientifiques qui nous permettent d’estimer les évolutions des prochains siècles.
Le mandat du GIEC est effectivement d’être neutre et non prescrit. Les autres groupes de travail — sur les impacts, les risques et les adaptations — examinent différentes options. Ils ne considèrent pas uniquement ce que fait un pays, mais plutôt un territoire plus large. Leur mission consiste notamment à identifier ce qui est fait à ce jour et les limites, c’est-à-dire ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, ce qui est possible ou non, ainsi que les coûts, les bénéfices et les effets indésirables.
Nous ne sommes pas prescriptifs mais nous indiquons les leviers d’action disponibles.
On montre notamment que dans certaines approches pour réduire les émissions de CO2 peuvent avoir des pressions supplémentaires sur l’utilisation des terres et avoir des enjeux notamment pour l’eau et la biodiversité. On souligne ces effets collatéraux potentiels. Mais notre rôle est d’étudier la faisabilité géophysique et environnementale.
Quelles sont les grandes conclusions de ce nouveau rapport ?
Le message important est que le climat que l’on va connaître dans les décennies à venir dépend des décisions que l’on prend maintenant.
Si on mettait les émissions de CO2 à zéro, il n’y aurait quasiment pas de réchauffement supplémentaire. Mais il y a une inertie : on ne peut pas revenir en arrière car on a accumulé trop de chaleur dans l’océan. Le niveau des mers a déjà augmenté et cela va se poursuivre au cours des siècles. Par contre, en agissant maintenant on peut ralentir le rythme !
Les changements sont généralisés, touchent tous les aspects du climat, sont rapides et s’intensifient notamment pour les événements extrêmes. En brûlant des énergies fossiles on a ajouté du CO2 à l’atmosphère. La dernière fois qu’il y en avait autant c’était il y a deux millions d’années… C’est sans précédent ; on provoque des changements qui sont très rapides à l’échelle des variations passées du climat.
L’Homme est responsable…
Oui, il est certain que les activités humaines sont à l’origine du changement climatique depuis la fin du 19e siècle. Sur les 1,1 °C de réchauffement observé, 100 % est dû aux conséquences des actions anthropiques. N’oublions pas que nous prenons en compte les facteurs naturels et la conclusion est très claire.
Nos activités rendent plus fréquents et plus graves un certain nombre d’événements climatiques extrêmes tels que les fortes pluies et les sécheresses. Plus le climat change et plus ils seront fréquents et intenses.
Dans ce rapport, nous mettons également en évidence que le changement climatique affecte toutes les régions de la Terre. Plus le niveau de réchauffement futur sera important, plus il faut s’attendre à des événements nouveaux pour lesquels nous n’avons pas de retour d’expérience dans toutes les régions du Monde. Comme je le disais, on ne peut pas revenir en arrière mais on peut ralentir la montée du niveau des mers et on peut arrêter l’intensification des extrêmes si on limite le réchauffement.
Un autre point sur lequel on va plus loin aujourd’hui est le rôle des villes. Il y a des interactions entre l’urbanisation et le changement climatique. En effet, elle peut exacerber localement les impacts d’un climat qui change : les villes créent un îlot de chaleur et amplifient les vagues de chaleur. Par l’internalisation des sols, elles peuvent amplifier l’effet de pluies intenses et augmenter le ruissellement très rapide… Il est important de comprendre comment la forme d’une ville, les matériaux utilisés, la présence ou non d’espaces naturels, affectent localement le climat et comment cela l’affectera par la suite.
Vous parliez de leviers d’action. Quels sont-ils ?
Il y en a, oui ! Si on veut limiter l’ampleur du changement climatique en agissant sur nos rejets de gaz à effet de serre, on peut aussi limiter les conséquences en agissant sur le type d’urbanisation qui est fait.
Par exemple, certains matériaux utilisés dans les bâtiments urbains peuvent limiter l’absorption du rayonnement solaire. Il est aussi possible de favoriser la circulation de l’air par la structure des villes pour limiter les effets d’îlots de chaleur, d’aménager des espaces végétalisés et des lacs dont l’évaporation refroidit les surfaces et d’installer des zones de stockage pour l’eau (ex. des zones humides). Quand il y a de fortes pluies, si les surfaces sont perméables cela ruisselle très vite. Mais des zones tampons peuvent éviter les effets d’urbanisation. On peut parler de « villes éponges ».
En avril, une équipe internationale[3] a montré que depuis 2000 les glaciers perdent 267 milliards de tonnes de glace en moyenne par an. Sont-ils condamnés ?
Le recul des glaciers rend le réchauffement climatique visible à l’échelle d’une vie humaine en montagne. En 20 ans, le paysage dans les Alpes ou dans les Pyrénées est très frappant ! C’est la partie émergée de l’iceberg…
Ce sont effectivement des quantités colossales ; les glaciers mettent plusieurs dizaines d’années à s’ajuster au niveau de réchauffement. Quand la température augmente, ils fondent davantage en été. Il va neiger en hiver mais en fonction du niveau de réchauffement de la planète l’enneigement est moins fréquent. Si l’alimentation en neige et la fonte changent selon l’altitude du glacier, celui-ci recule graduellement.
Le Groenland fond davantage en surface, l’Antarctique s’écoule plus rapidement et leur perte en eau a été multipliée par quatre depuis les années 1990.
Donc aujourd’hui, en plus du réchauffement de l’océan qui gonfle, les glaciers fondent et la décharge des icebergs accélère la montée des mers.
Dans le meilleur des cas, si on agit très fortement on pourrait conserver les glaciers de hautes altitudes, ceux des régions froides, dans la deuxième moitié de ce siècle. Mais les autres seront condamnés. Et cela va affecter la disponibilité en eau pendant l’été, période durant laquelle les cours d’eau sont alimentés par la fonte des glaces dans certaines régions du Monde.
Cet été a été particulièrement marqué par des événements extrêmes. Je pense notamment aux incendies, aux inondations… Ce n’est que le début des effets visibles ?
Oui, on vit maintenant partout dans le monde avec les conséquences d’un climat qui se réchauffe. Pour la plupart des records de chaleur qui ont été analysés et qui sont reflétés dans ce rapport et des analyses suivantes qui ont porté sur les vagues de chaleur du Canada et du Nord de la Californie, la conclusion est très nette : ce type d’événement est rendu plus fréquent et plus intense parce-que le climat se réchauffe.
Cela a aussi été étudié pour les précipitations intenses, avec une augmentation des records de pluie d’environ 7 % par degré de réchauffement. Une étude, qui n’est pas prise en compte dans notre publication et qui a porté sur les précipitations intenses en Allemagne, a conclu que ces records ont été rendus plus probables par l’influence de l’Homme sur le climat.
Peut-être que ce qui est nouveau est que quel que soit notre niveau de développement, même dans les pays économiquement les plus puissants, nous sommes tous concernés. Nos infrastructures ne sont pas dimensionnées pour ce climat qui change et avec lequel on vit aujourd’hui. Il faut arrêter de regarder dans le rétroviseur ; cela ne suffit plus de regarder les pluies intenses des 30 dernières années, la sécheresse record du passé, etc. C’est très important d’utiliser les connaissances scientifiques permettant d’estimer l’évolution de l’intensité et la fréquence des événements à venir d’ici les prochaines décennies… pour s’y préparer. Et on n’y est pas du tout !
Même chose pour le niveau de la montée des mers, ça a l’air graduel car ce sont quelques millimètres par an… Mais cela signifie que d’ici à 2050 les records de haut niveau marin quand on a une marée haute et une tempête — ce qui se produisait une fois par siècle le siècle passé — seront de plus en en plus fréquents et les nouveaux records seront plus élevés. Seulement, nos ouvrages de protection n’ont pas été conçus pour ça. Il n’y a qu’à voir la façon dont on s’est installés sur le littoral… Nous n’avons rien anticipé, mais on peut encore limiter la casse. Si on n’agit pas maintenant sur le réchauffement planétaire on ne parviendra pas à le limiter, mais on peut le faire ! En réduisant les émissions de carbone et de méthane, il y aurait de multiples bénéfices : pour le climat, la qualité de l’air et la santé publique.
Nous devons agir vite et de manière radicale ?
L’inertie, ce n’est pas celle du climat mais de ce qui est déjà en place : nos véhicules, nos usines, nos centrales thermiques, nos pratiques agricoles… Dans tous les cas, le réchauffement se poursuivra dans les prochaines décennies. Si les émissions de gaz à effet de serre stagnent au niveau actuel, on dépassera un réchauffement à 1,5 °C en 2030, puis 2 °C en 2050 et 3 °C au prochain siècle.
Si en revanche nous parvenons à réduire les rejets de plusieurs pourcents par an et qu’ils atteignent 0 % pour le CO2 d’ici à 2050 et diminuent beaucoup pour le méthane, on limiterait le réchauffement autour de 1,5 °C. L’effet ne serait pas instantané, mais on pourrait le vivre de notre vivant !
Pendant la pandémie, on a prouvé notre capacité de prendre très rapidement des décisions drastiques, parfois contestées… Est-ce que le fait d’être confrontés aujourd’hui, chez nous, à des événements extrêmes pourrait amener à un déclic ?
Sur cette pandémie, ce que je peux dire c’est qu’il y avait, dans d’autres communautés scientifiques que la mienne, des alertes depuis une vingtaine d’années sur le risque d’émergence de nouvelles zoonoses[4] qui peuvent s’étendre à l’échelle mondiale si elles ne sont pas décelées rapidement. Ça on le savait ! D’ailleurs il y avait un premier coronavirus (le SRAS) qui avait touché un certain nombre de pays asiatiques… Ce qui est frappant c’est que ces alertes n’avaient pas été intégrées. Les systèmes de gestion des pays les plus riches en Europe ou aux États-Unis n’étaient pas prêts, y compris pour mettre en place des mécanismes face à cette situation afin de décider des meilleures actions en les expliquant clairement.
On s’est retrouvés dans chaque pays le dos au mur, de manière brutale avec des privations de libertés. C’est spectaculaire de voir à quel point beaucoup de personnes se sont adaptées face à la sévérité des enjeux et qui ont été prêtes à agir pour protéger les plus fragiles.
On a pu voir des niveaux de préparation très variables selon les pays et les populations : ceux qui avaient vécu l’épreuve du SRAS (essentiellement en Asie) savaient tout de suite ce qu’il fallait faire comme mettre un masque. Le fait d’être préparés permet sans doute d’amortir les crises suivantes.
Pour le climat, si on attend que cela se produise on ne sera pas prêts. Cela pose la question de la prévention et de la préparation ; si on n’anticipe pas on devra agir de manière brutale et coûteuse de tous les points de vue. Cela montre aussi que ce qui était perçu comme impossible ne l’est pas ! Chaque choc, chaque crise amène un apprentissage dans la société ; mais les leçons de fond ne sont malheureusement pas toutes tirées, notamment au sujet des conséquences d’un climat qui change. Et j’ai très peur que si on n’agit pas sur la cause du problème on soit de plus en plus souvent le dos au mur en mettant à mal nos sociétés et l’environnement.
Si on avait agi il y a 20 ans on ne serait pas dans la situation actuelle car le constat scientifique était déjà là. Désormais, il faut des transformations de fond dans tous les secteurs d’activités mais avec des choses intéressantes. Il y a beaucoup de solutions qui existent, telles que partager au lieu d’acheter, avec des innovations sociales… Les leviers d’action disponibles sont nombreux. L’enjeu est de les utiliser le plus vite possible.
En France la Convention citoyenne pour le climat a montré que des citoyens tirés au sort représentant toute la diversité de la société sont prêts à agir. Mais cela peine à être compris et mis en place à l’échelle de ce qu’il faut faire. On a besoin d’agir mieux et plus vite !
C’est parfois difficile de garder espoir…
Ce constat est lourd. Il est important de faciliter l’appropriation des éléments scientifiques, factuels, comme base de départ la plus objective possible afin de transformer les émotions que cela peut susciter et qui peuvent être paralysantes en volonté et capacité à agir. Tout est encore possible.
Marion Guillaumin
[1] Publié le 9 août 2021.
[2] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
[3] Étude publiée dans la revue Nature en avril 2021.
[4] Maladies qui se transmettent des animaux à l’Homme, et vice versa.